Isabelle Le Bourgeois : « Même dans l'irréparable, l'espérance demeure »

Christophe Chaland

Par  Christophe Chaland

Publié le 27/03/2024 à 16h01
Mise à jour le 27/03/2024 à 17h01

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« Même dans l'irréparable, l'espérance demeure »
© Laurent Hazgui pour Le Pèlerin

"Pour vivre, il est nécessaire d'intégrer ce qui a eu lieu dans nos vies, de prendre en compte l'irréparable."

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

D'abord cheffe d'entreprise, puis religieuse et psychanalyste, habituée à écouter les personnes détenues, sœur Isabelle Le Bourgeois regarde en face les détresses humaines. Mais affirme, dans son dernier livre, une foi profonde.

Après avoir été aumônière de prison, vous êtes psychanalyste. Pourquoi ces choix?

J'ai toujours été curieuse de l'autre. Pourquoi est-il si différent ? Adolescente, déjà, les gens se confiaient à moi. Cela m'a amenée aussi à me poser des questions : et moi, vais-je parler à quelqu'un ? L'entrée dans la vie religieuse m'a ouverte à la parole à l'autre. Sœur Jeanne, responsable du noviciat à l'époque, a su prendre la personne que j'étais, une femme d'affaires qui avait gagné plein d'argent, avait eu un homme dans sa vie. Je suis arrivée dans un monde très étrange, moi qui confondais Moïse et Abraham ! Mais elle m'a acceptée telle quelle : je me suis sentie accueillie comme jamais je ne l'avais été. Et je ne pouvais oublier la parole entendue dix-huit mois plus tôt : « Dieu vous aime et vous ne le savez pas. »

Où aviez-vous entendu cette parole?

Elle a provoqué ma conversion. Un moment inouï. En 1981, je reçois des amis dans ma maison à la campagne. Le dimanche matin, jour de Pâques, je pars chercher des croissants en attendant qu'ils soient levés. Je fais un détour pour voir la belle église. J'entends un prêtre prononcer dans son sermon cette phrase qui a bouleversé ma vie. Quarante-trois ans plus tard, je suis toujours dans la vie religieuse. Si parfois me viennent des doutes sur l'existence de Dieu, je me dis : « Attends, rappelle-toi ! »

Avoir été écoutée vous a donc donné le goût d'écouter…

De me mettre dans cette attitude d'accueil inconditionnel dont j'ai moi-même bénéficié à plusieurs reprises. Je suis là, j'attends. J'écoute. C'est gratuit. Et quelque chose se passe.

La personne accueillie peut se découvrir alors ?

Elle se découvre aux deux sens du terme. Elle enlève ce qui la protège et découvre en même temps qui elle est. Une vraie expérience.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre, Vivre avec l'irréparé?

Pour rendre hommage à tous ceux et toutes celles qui viennent me confier le secret de leur vie, et qui, à mesure qu'ils se découvrent, mettent en lumière à la fois ce qu'il y a d'irréparable dans leur vie, et les traces de cet irréparable, que je nomme « l'irréparé ». D'autres mots existent - blessures, traumatismes, etc. - mais je préfère ce mot, irréparé, parce qu'il laisse espérer une réparation. Je me tiens auprès de mes patients pour croire avec eux qu'il est possible de sortir de l'irréparable.

Qu'est-ce que l'irréparable?

Perdre un enfant, être atteint d'une maladie incurable?

Un accident, une maladie constituent des événements irréparables au sens où ils ont eu lieu. Plus largement, l'irréparable, c'est le temps qui passe : on ne reviendra pas en arrière. Il faut comprendre cela comme étant une donnée essentielle de notre existence.

Vous affirmez qu'il faut reconnaître l'irréparable dans nos vies. Pourquoi?

On ne peut soigner quelque chose, on ne peut le réparer, guérir, qu'à partir du moment où l'on sait de quoi il s'agit. Nous nous égarons avec des « j'aurais voulu… si j'avais su… je vais reprendre de zéro… » Non, nous ne reprenons rien « de zéro ». Pour vivre, il convient d'intégrer ce qui a eu lieu dans nos vies. Prendre en compte ce que je nomme l'irréparable fait partie du réel. L'écoute des personnes détenues m'a beaucoup appris. Je me souviens d'un homme qui avait tué sa femme et sa fille : ces actes irréparables avaient laissé en lui leur trace « d'irréparé ». Comment vivre avec cela, retrouver la dignité, le goût de vivre ? C'est irréparable, mais l'espérance demeure.

« Même dans l'irréparable, l'espérance demeure »
© Laurent Hazgui pour Le Pèlerin

"Ma vie n'a de sens qu'appuyée sur trois termes, peu importe leur ordre: Dieu, l'autre et moi."

Vos patients savent que vous êtes religieuse, puisque votre cabinet se trouve dans les murs de votre congrégation. Comment la foi en la résurrection de Jésus éclaire-t-elle votre pratique?

Voilà une question importante. Si l'on dit : « Jésus est mort, mais enfin, il est ressuscité », on évacue son passage par l'irréparable. Or ce passage s'avère absolument indispensable pour que sa vie surgisse. Et si cette histoire de résurrection ne touche que Jésus, ça ne m'intéresse pas du tout. Mais si nous entendons que le passage de Jésus par la mort nous concerne, c'est autre chose. Car l'irréparable de nos vies nous fait passer par des morts, petites ou grandes. Le Triduum pascal - jeudi, vendredi et samedi saints - met les croyants dans cette perspective : Jésus descend « aux enfers » récupérer tout ce dont nous ne voulons pas, nos ombres, notre fange, l'irréparable de nos vies. Pour moi, il remonte avec ça lors de sa résurrection ; il remonte avec notre humanité au point où elle a besoin d'être soignée et sauvée. J'insiste sur le fait que Jésus lui-même est irréparé : ressuscité, il garde les traces de la crucifixion, les traces de l'irréparé. Et il nous dit que nous entrons dans la vie éternelle avec l'irréparé. C'est ce qui me fait tenir dans l'écoute espérante pour ceux que j'accueille.

Ressusciter, écrivez-vous, serait reprendre pied sur « la terre vivante de soi », refaite par la confiance et l'amour partagés qui anéantissent le pouvoir des blessures…

J'ai fait à plusieurs reprises cette expérience spirituelle intime, en particulier à l'écoute des personnes détenues. Leurs récits de vie m'invitent d'abord à la désespérance. Devant la capacité de l'humain à faire autant de mal, que fait Dieu ? Et aujourd'hui, les grondements du monde -la guerre à Gaza, en Ukraine, et dans bien d'autres lieux - nous épouvantent de la même manière. Et j'interroge : « Jésus, tu m'as amenée à te faire confiance… Que me dis-tu maintenant ? » Car je fais en même temps l'expérience de la présence de Dieu. C'est très étrange. Très troublant. Il n'est pas absent, mais il n'intervient pas. Mais sa présence, à travers la personne de Jésus, me fait dire qu'il n'abandonne pas l'humanité en détresse. Ma foi, expérimentée à travers l'écoute, me permet de dire cela.

Donc, l'expérience de la foi, ça n'est pas « la méthode Coué », une forme d'autopersuasion?

Cette expérience n'est ni cérébrale ni de la méthode Coué ! Dieu nous échappe quant à savoir qui il est, mais il n'échappe pas quant à sa présence. Comment dire ? Je sais qu'il est là. Cela est le propre de l'amour, l'amour vrai, celui qui ne se dit pas tous les jours. Il forme le pilier le plus fiable de nos vies. Si en 1981 j'ai été bouleversée d'entendre « Dieu vous aime, mais vous ne le savez pas », maintenant je peux dire : « Dieu vous aime et je le sais ». Comme on dit au rugby : essai transformé !

Je ne le touche pas, je n'ai pas des conversations comme avec un ami et pourtant, je vis une intimité profonde. Il est complètement dans ma vie. Donc, je suppose que je fais partie de la sienne. C'est vrai qu'il y a beaucoup de monde, mais ça n'enlève rien à notre relation. J'adore ce vers de Victor Hugo sur l'amour maternel : « Chacun en a sa part et tous l'ont en entier. » Et j'ai aimé que les personnes détenues rencontrées à la prison m'appellent « sœur Isabelle ». Être « sœur » renvoie à une filiation commune, et constitue aussi une trace de notre histoire commune.

Vous vous sentez « sœur » de tous?

Jeune religieuse, j'ai vécu deux ans au Mexique auprès des coupeurs de canne à sucre. Leur culture, leur rapport aux choses de la vie me les rendaient a priori lointains. Mais de réciter ensemble quotidiennement le Notre Père a fini par graver en moi cette conviction, expérimentée plus tard dans d'autres rencontres : nous sommes reliés mystérieusement au même Dieu. Au fil des ans, une évidence m'est apparue : ma vie n'a de sens qu'appuyée sur trois termes, peu importe leur ordre : Dieu, l'autre et moi. Qu'il soit aimable ou détestable, l'autre est incontournable. Sans lui, nous n'existons pas. Et la relation à Dieu, à l'autre, à moi est soumise à des incertitudes qui troublent et redonnent sans cesse du grain à moudre à la machine à aimer.

Vivre la fraternité avec une multitude d'inconnus vous paraît « vertigineux, mais envisageable ». Comment?

À travers ce que l'Église nomme la communion des saints. Il y a longtemps, une de mes consœurs, Geneviève Desporte, asthmatique, parvenue à la dernière extrémité, mobilisait encore toutes ses forces pour les autres : « Il faut que je me lève, des millions d'êtres attendent que je me lève et que je ne désespère pas. » Pour moi, ma prière matin et soir exprime la fraternité la plus vive avec l'humanité, connectée à la désespérance du monde.

Tous les jours, des enfants meurent, des vies à peine écloses sont brisées. Que signifie l'espérance de la vie éternelle au regard de ce qui paraît définitivement inaccompli, gâché?

Spontanément, accomplissement égale pour nous réussite. Il faut se départir complètement de cette échelle de valeur très humaine et oser croire que l'inaccompli, l'irréparé rentre, quoi qu'il arrive, dans l'éternité. Ma question ne concerne pas tant les victimes du mal que les bourreaux, les agresseurs. Quelle éternité pour eux ? Qu'est-ce qui peut être sauvé alors ? À vue humaine, les atrocités du 7 octobre 2023 en Israël, les bombardements et les morts à Gaza et dans bien d'autres pays sont impardonnables. En ce qui me concerne, je remets le problème à Dieu, car je ne peux rien faire avec cette question-là. Chacun son job. Mais je suis en colère. Je crie à l'injustice. J'ai envie de détruire. Pourtant, je crois être appelée à ne pas ajouter un atome de haine à ce monde, comme disait Etty Hillesum, jeune juive morte au camp d'Auschwitz en 1943.

Vous achevez votre livre en reproduisant deux recettes de cuisine d'un homme, Malo, devenu restaurateur après avoir été abusé dans l'enfance. Pour quel message?

La bonne cuisine relie à soi-même et aux autres ! Malo a pu sortir de l'irréparable et tisse du lien à travers son art culinaire. Dans la Bible, le « festin des noces de l'Agneau » signifie la convivialité, la fraternité, la communion accomplie avec Dieu.

« Même dans l'irréparable, l'espérance demeure »
© Laurent Hazgui pour Le Pèlerin

En coulisses

Pour la photo, sœur Isabelle s'assied à mes côtés sur le divan. Bientôt, elle va regagner le fauteuil d'où, habituellement, elle écoute les patients. Cette fois-ci, c'est moi qui écoute, impressionné par la belle santé d'une religieuse "gourmande du présent", qui reconnaît vivre les meilleures années de sa vie.

Sa bio

  • 23 juin 1947 Naissance. Passe son enfance pour partie à Stockholm (Suède), puis à Moscou (Russie).
  • 1969 Diplômée de lettres et droit. Crée plusieurs entreprises de courtage en assurance.
  • 1981 Conversion, le jour de Pâques.
  • 1983 Entre au noviciat des sœurs auxiliatrices.
  • 1985-1988 Licence de théologie, à Lyon.
  • 1989-1990 En mission au Mexique.
  • 1997-2009 Aumônière à la prison des hommes de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne).
  • 2009-2014 Contrôleur au Contrôle général des lieux de privation de liberté.
Isabelle Le Bourgeois : « Même dans l'irréparable, l'espérance demeure »

Son actu

Vivre avec l'irréparé, Éd. Albin Michel, 240 p. ; 17,90 €.

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