Christophe Robert, directeur de la Fondation Abbé-Pierre : « Je mesure le poids du logement dans l'exclusion »

Par  Faustine Prévot

Publié le 01/05/2024 à 15h31
Mise à jour le 02/05/2024 à 10h23

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Chridtophe Robert « Je mesure le poids du logement dans l'exclusion »
© Julien Daniel pour Le Pèlerin

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

Le directeur général de la Fondation Abbé-Pierre revient, dans son dernier ouvrage, Pour les sans-voix, sur ses vingt ans d'engagement en faveur des plus démunis. Et réagit aux dernières déclarations du gouvernement sur le logement social.

Dans votre livre, vous soulignez votre sensibilité très forte à l'exclusion. Est-ce le résultat d'une expérience personnelle ?

Pas du tout. L'injustice m'a toujours été insupportable et me fout de plus en plus en rogne. Monte, dans le débat public, cette croyance de certains qu'ils doivent uniquement leur réussite à la sueur de leur front, alors que l'on connaît les processus de reproduction sociale grâce au sociologue Pierre Bourdieu : l'importance du capital culturel dans une famille, des réseaux pour trouver un toit ou un boulot… Et c'est pire lorsqu'ils considèrent les autres comme des assistés, sans même considérer les difficultés rencontrées. Ce discours a débouché ces dernières années sur des décisions politiques, des coupes budgétaires, voilà ce qui pose problème. Techniquement, on trouvera des solutions à la précarité, à condition d'être d'accord pour construire une société attentive aux plus fragiles. Comme le disait la politologue Hannah Arendt : « S'il n'y a plus d'empathie, c'est le début de la cruauté. » Heureusement, il y a encore beaucoup d'engagement chez les travailleurs sociaux et de solidarité chez nos concitoyens.

Il en faut au vu du rapport 2024 de votre Fondation qui parle de « bombe sociale du logement ». Quelles en sont les caractéristiques ?

Le logement représente désormais le premier poste de dépenses dans le budget des ménages, en raison de la flambée de ses prix. Parallèlement, sa production a chuté, du fait de la hausse des taux et de l'augmentation des coûts de construction. Mais, surtout, des mesures d'économie gouvernementales ont affaibli les deux leviers de la protection sociale dans ce domaine : les APL (Aide personnalisée au logement), depuis 2017, et le logement social, puisqu'on en a financé 93 000 en 2023 contre 125 000 en 2016. D'autres voyants sont au rouge, comme le nombre de sans-domicile-fixe qui a doublé en dix ans, pour atteindre 330 000.

Votre éducation familiale explique-t-elle votre intérêt pour la sociologie ?

J'ai eu très tôt une sensibilité à la question sociale, grâce à mes parents investis dans des associations qui soutenaient des enfants orphelins dans d'autres pays. En revanche, la sociologie, je l'ai découverte à l'université de Nanterre, à 20 ans. Inscrit en psychologie, j'ai suivi un cours d'initiation avec le professeur Marco Oberti (coauteur de La ségrégation urbaine , Éd. La Découverte, NDLR) , et j'ai su immédiatement qu'il s'agissait de ce à quoi je voulais me consacrer : les inégalités, les rapports de domination… Cela formalisait une démarche que j'avais entamée en créant une association d'aide à la scolarisation de familles gitanes à Bobigny, à l'est de Paris. Une immersion à l'origine de ma thèse : « Les groupes tsiganes en France : éternels étrangers de l'intérieur ? »

Qu'est-ce qui vous a amené ensuite à la question du logement ?

En licence, j'ai démarré un stage dans le cabinet Fors-Recherche sociale, où je menais des études sur l'habitat dans les quartiers populaires en Seine-Saint-Denis, dans le nord de Marseille… À chaque fois, je rentrais dans une histoire de vie. J'ai ainsi pu mesurer le courage de ceux qui se débrouillent avec peu et le poids du logement dans le processus d'exclusion. Plus tard, à la Fondation Abbé-Pierre, d'autres trajectoires m'ont bouleversé. Par exemple, ce jeune rencontré à Metz (Moselle), qui s'était fait virer de chez ses parents. Comme notre pays n'ouvre pas de prestation aux 18-25 ans, il se retrouvait sans ressources et dormait dans une cabane. Ça nous ramenait soixante-dix ans en arrière, à l'après-guerre.

La hausse récente des expulsions locatives et des évacuations de squats renforce la menace de la rue. Craignez-vous qu'elles ne s'intensifient avec les JO ?

Il faut faire preuve d'une grande vigilance pour que les Jeux ne favorisent pas un « nettoyage social » à Paris et dans les villes hôtes. Car nous savons que les grands événements, en France ou dans d'autres pays, ont accéléré ces pratiques. Mais ce processus atteint déjà des sommets puisque les expulsions locatives ont touché 21 500 ménages en 2023.

Que pensez-vous du projet de loi examiné en conseil des ministres début mai, plus dur pour les locataires de HLM et plus souple pour les villes ne respectant pas la loi SRU, qui impose un minimum de logements sociaux ?

La loi SRU (solidarité et renouvellement urbains) est l'une des plus belles de la République. En 2000, le législateur a demandé à toutes les communes d'une certaine taille de contribuer à l'accueil des plus modestes, en proposant au moins 20 % de logements sociaux. Ouvrir la boîte de Pandore, comme l'envisage le gouvernement, en incluant le logement intermédiaire dans le décompte, serait une erreur majeure. Personne ne le demandait, à part quelques villes qui ne veulent pas s'y coller.

Comprenez-vous les réticences de ces maires ?

Non, car la loi est bien faite. Il existe déjà de nombreuses dérogations et ces édiles disposent de vingt-cinq ans pour rattraper leur retard. La commission nationale SRU est là pour examiner leurs difficultés, mais constate souvent que ne pas construire du logement social relève d'un choix. Des villes comme Paris ont atteint les objectifs, alors que l'on connaît la difficulté d'y trouver du foncier disponible.

Sur le point de la fin du logement social « à vie » annoncée par le ministre délégué chargé du Logement, Guillaume Kasbarian, comment vous positionnez-vous ?

La déclaration du ministre m'a paru un peu étrange, parce qu'elle laissait penser que les ménages disposant de ressources au-dessus des plafonds ne paient pas de surloyer. Or c'est le cas. Et le logement social à vie n'a aucune réalité juridique. Quand les revenus dépassent de 150 % les plafonds pendant deux ans, on doit le quitter. On ne va pas résoudre la crise du logement comme cela.

Dans votre dernier ouvrage, vous décrivez le quotidien des Français qui rognent sur l'essentiel. Y voyez-vous une nouvelle forme de précarité ?

J'ai écrit ce livre pour les sans-voix. Les pauvres au sens de l'Insee, dont le niveau de vie se situe 60 % au-dessous des revenus médians. Mais aussi pour les personnes modestes qui se retrouvent dans une situation de privation matérielle et sociale, parce qu'elles absorbent la hausse des coûts des biens de première nécessité, tels l'énergie ou l'alimentaire. Enfin, il y a les personnes fragiles, non pas pauvres au regard de leurs ressources ni de leurs dépenses courantes, mais ric-rac au point de ne pouvoir faire face aux imprévus. Il faut tous les aider de manière proportionnelle, au risque, sinon, de voir monter la colère. Et s'assurer, pour commencer, que chacun reçoive bien le minimum pour vivre, en augmentant le RSA qui a décroché par rapport au smic depuis sa création, en 1988.

Christophe Robert « Je mesure le poids du logement dans l'exclusion »
© Julien Daniel pour Le Pèlerin

Une politique ambitieuse de lutte contre l'exclusion vous paraît-elle compatible avec la volonté du gouvernement de réduire les dépenses publiques ?

Oui, car nous avons la capacité de faire mieux avec ce qu'on a, en ciblant les aides publiques. Ainsi, le bouclier énergétique a coûté 50 milliards d'euros en deux ans à l'État, mais a surtout profité aux plus riches, qui consomment le plus. Une alternative politique consisterait à donner davantage à ceux qui en ont vraiment besoin, par exemple pour se chauffer ou se déplacer. En revanche, si on veut mener la transition écologique, il faudra aller chercher des dizaines de milliards de plus dans le partage des richesses : une progressivité plus grande de la fiscalité sur l'impôt sur le revenu et la transmission du patrimoine.

Le sursaut sera-t-il aussi citoyen ?

Dans une société qui dérive vers la lutte des places, l'État doit assurer les grands équilibres. Mais ne peut rien sans écouter les acteurs locaux déjà très investis et la jeunesse mobilisée contre les inégalités sociales et la dégradation écologique. Il faut régénérer la démocratie, en injectant de la proportionnelle dans les élections législatives, en multipliant les conventions citoyennes… Et le faire rapidement, avant que les porteurs de haine ne l'emportent, comme dans d'autres pays.

Avez-vous transmis votre sens de l'engagement à vos enfants ?

Clairement. Ma fille aînée, après avoir obtenu un master en sociologie, a repris des études pour travailler comme éducatrice de rue. Et mes deux garçons sont inscrits en sciences politiques. Les discussions à la maison, sans doute, ont pesé…

En coulisses avec Christophe Robert

Christophe Robert nous accueille dans son bureau de la Fondation Abbé-Pierre. Les murs en disent déjà long sur son inlassable combat: un portrait tendre de la figure tutélaire de l'association et plusieurs affiches de campagnes de sensibilisation, dont l'une rappelle le fameux slogan "La maladie la plus mortelle est l'indifférence". Durant notre entretien, toujours très concentré, s'enflammant parfois, il se fera le porte-parole des sans-voix, à qui il dédie son ouvrage trônant dans sa bibliothèque.

« Je mesure le poids du logement dans l'exclusion »
© photos Julien Daniel pour Le Pèlerin

L'actualité de Christophe Robert

Pour les sans-voix
de Christophe Robert et Éric Maitrot

Éd. Arthaud/Fondation Abbé-Pierre, 304 p. ; 19,90 €.

La biographie de Christophe Robert

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