Donjon, château... Quand les escape games s'invitent entre les murs de monuments historiques

Sophie Laurant

Par  Sophie Laurant

Publié le 12/04/2024 à 12h02
Mise à jour le 12/04/2024 à 14h02

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Réussir à s'évader, toute une… Histoire !
© Louis Defer

Enfermées dans la pièce d'un escape game de Blois, les joueuses tentent de résoudre des énigmes.

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

Les jeux d'évasion, dits « escape games », s'invitent désormais entre les murs des lieux culturels et patrimoniaux. Mais la réalité historique résiste-t-elle au divertissement ? Et celui-ci permet-il vraiment de s'approprier le passé ?

Un bruit de bottes dévalant l'escalier envahit la salle des transmissions. Puis un soldat à l'accent allemand monte, en chair et en os, vérifier que personne n'est resté en arrière malgré l'alerte… « C'est un peu flippant », souffle Pauline, une jeune femme de notre groupe, alors que nous nous précipitons tous derrière un rideau pour nous cacher. L'action se situe en août 1944. Notre « mission » consiste à aider la Résistance à libérer Rouen (Seine-Maritime) en dérobant des plans stratégiques nazis dans leur bunker. Allons-nous réussir en moins d'une heure, malgré les énigmes codées et les obstacles mis sur notre route ? Nous sommes huit, tous pris au jeu de « Libérez Rouen ! », un escape game. Il s'agit d'un divertissement scénaristique où l'on est enfermé à plusieurs dans une pièce d'où l'on pourra s'échapper (escape en anglais) seulement après avoir résolu différents mystères permettant de découvrir un trésor, en l'occurrence les fameux plans.

« Alors que les lieux historiques étaient encore rares à proposer des escape games, nous avons organisé le premier à Rouen dans ce donjon en 2017 », raconte Gaëtan Perreau, chef de projet à Rouen Normandie Sites et Monuments. L'établissement public gère les monuments historiques de cette métropole dont le massif donjon en plein centre-ville, unique tour subsistante du château médiéval. Après deux premiers jeux situés au Moyen Âge, l'actuel escape game s'appuie sur l'histoire contemporaine, le site ayant réellement été occupé par les Allemands durant la Seconde guerre mondiale.

Comme Rouen, une centaine de lieux patrimoniaux proposent ce type d'activité. Ce qui n'est pas sans poser question : un monument historique peut-il se prêter à tout ? « Le donjon était connu des Rouennais, mais peu visité. Les escape games successifs ont permis d'attirer un nouveau public. Il s'agit d'un outil de médiation parmi d'autres », précise d'emblée Laure Dufay, directrice de Rouen Normandie Sites et Monuments. Les visites libres ou guidées et les ateliers pour enfants occupent la majeure partie du temps d'ouverture du donjon, les jeux d'évasion n'ayant lieu qu'en fin d'après-midi, au meilleur moment pour rassembler des groupes d'amis. « Nous avons des joueurs qui viennent parce qu'ils ont déjà visité la tour, remarque Gaëtan Perreau. Et d'autres, inversement, nous posent des questions à la fin du jeu sur l'histoire de l'édifice. On leur propose alors de revenir en visiteurs pour en apprendre davantage sur ce patrimoine local. »

Réussir à s'évader, toute une… Histoire !
© CAP DECOUVERTES

Dans l'escape game de Blois, cette meneuse de jeu organise, conte et arbitre la partie.

Le souci du détail historique

Même propos à Blois (Loir-et-Cher), où s'est déroulée dans le château royal « La folle évasion de Marie de Médicis » durant les trois dernières saisons : « 80 à 85 % des joueurs ont visité le château dans la foulée, ce qui était le but. La visite libre du monument était d'ailleurs incluse dans leur billet », explique Aurélie Foucault, responsable du développement touristique du lieu. « Ne soyons pas naïfs, ajoute Denis Lelaie, fondateur de Cap Découvertes, la société qui a conçu cet escape game et plusieurs autres pour les châteaux du Val de Loire. La plupart des gens s'inscrivent pour jouer et repartir avec un souvenir fort. À nous de les distraire, de les surprendre, et en arrière-fond de leur apprendre quelque chose ! Et pour cela, une trame rocambolesque mais liée à la véritable histoire du lieu est un formidable levier. » De fait, Marie de Médicis, assignée à résidence à Blois par son fils Louis XIII qui se méfiait de ses intrigues, s'est réellement échappée du château le 22 février 1619, en passant par une fenêtre ! Denis Lelaie ajoute : « Partout où nous intervenons, une historienne de notre équipe vérifie que les accessoires, costumes et détails du jeu sont vraisemblables. » Même préoccupation d'authenticité à Rouen où Gaëtan Perreau raconte : « Nous avons imposé à notre prestataire d'utiliser des objets d'époque ou de minutieuses reconstitutions. Ainsi, les visiteurs qui traversent les décors de l'escape game peuvent se faire une idée juste du bunker. »

Souvent, ces activités impliquent que les participants se glissent dans la peau d'un personnage historique. Si devenir garde du château et seconder Marie de Médicis dans sa fuite ne pose pas vraiment de question de loyauté vis-à-vis de l'État, vu notre éloignement dans le temps avec les événements du règne de Louis XIII, en est-il de même quand il s'agit d'histoire plus contemporaine ? Peut-on, pour s'amuser, se glisser « dans la peau d'un résistant » ?

Réussir à s'évader, toute une… Histoire !
© ALAN AUBRY - MÉTROPOLE ROUEN NORMANDIE

À Rouen, dès le début du jeu, les participants se retrouvent face à un soldat allemand, un ennemi.

Le respect des valeurs mémorielles

En 2021 et 2022, « Forestscape », dans la vallée de Münster, en Alsace, proposait à ses participants d'incarner de jeunes « Malgré-nous », incorporés de force dans l'armée allemande, qui devaient s'échapper d'un camp de redressement nazi pour rejoindre la Résistance, après avoir résolu des énigmes en pleine forêt. Le jeu, pourtant cautionné par des institutions régionales, avait divisé les associations mémorielles. Certains reprochant à la société conceptrice l'idée même de divertir avec ce passé douloureux, tandis que d'autres approuvaient la volonté affichée du concepteur - lui-même petit-fils de « Malgré-nous » - de transmettre ce passé.

À Rouen, la « semaine rouge » de bombardements destructeurs sur les quais de la Seine par les Alliés entre le 30 mai et le 5 juin 1944, pour préparer la libération de la ville, fait partie de la mémoire vive des habitants. Pourtant, d'après Gaëtan Perreau, les visiteurs les plus âgés n'ont pas vu dans le thème de l'escape game un manque de respect envers la Résistance, au contraire : « Ils sont heureux qu'on utilise ce moyen attractif pour intéresser les jeunes à la Seconde Guerre mondiale. Et après tout, quand les estivants se baignent sur les plages du Débarquement, personne ne s'indigne : les Alliés se sont battus pour que nous puissions vivre et nous amuser librement ! » À la fin du jeu, un diaporama de quelques minutes avec des photos d'archives rappelle tout de même aux participants la dure réalité historique de la libération de la ville.

« Jamais je n'imaginerais un jeu où l'on devrait se glisser dans la peau d'un nazi, de Pétain ou de Robespierre ! Cela créerait un malaise inévitable », estime de son côté Denis Lelaie. Il souligne aussi le rôle essentiel d'un « maître du jeu » bien réel pour contextualiser et répondre aux questions. Justement, la tendance change : les classiques escape games en chambre avec décor factice se muent en jeux de rôles mieux intégrés au monument, avec une présence renforcée de comédiens. À Blois, l'activité de cette saison, « L'héritage secret d'Antonietta », obligera les participants à se promener dans la cour du château, à lever les yeux pour relever des détails de son architecture… Comme un retour de plus en plus fort au « réel » au cœur du divertissement.

Réussir à s'évader, toute une… Histoire !
© LOUIS DEFER PHOTOGRAPHIE.

Le nouvel escape game de Blois emmène les joueurs en extérieur, sur les hauteurs du château.

Un loisir né au Japon

Les origines de l'escape game remontent selon certains à la mode des labyrinthes de verdure des XVIIe et XVIIIe siècles. On s'amusait alors à se perdre, puis à retrouver la sortie.

Mais sa version moderne dérive de « Crimson Room », un jeu vidéo japonais, créé en 2004, autour d'une pièce fermée contenant des indices pour réussir une mission. Devant son succès, toujours au Japon, des versions « expérience réelle » furent commercialisées à partir de 2007, avec de vrais joueurs se réunissant dans une pièce fermée. Depuis, le concept a gagné le monde entier et en 2022, selon une étude menée par deux concepteurs de jeux*, on comptait 876 « salles d'énigmes » ouvertes en France, avec des jeux d'évasion qui s'inspirent de différents univers : enquêtes policières, lieux hantés, science-fiction et, bien sûr… périodes historiques variées.

Les auteurs de l'étude constatent la hausse des scénarios liés au patrimoine, qui va de pair avec la forte augmentation de la présence de ces divertissements dans des lieux touristiques et des monuments historiques (environ 20 %). Le prix moyen varie de 20 à 35 € par personne.

* lesfrancslimiers.com

Les 6 clés du jeu d'évasion

1. Il faut un espace avec une notion d' enfermement réel ou simulé.

2. Le jeu suppose l' exploration de cet espace et différentes manipulations.

3. Le scénario doit impliquer la résolution d'énigmes.

4. Les joueurs ont des rôles actifs qui influent sur le scénario : on peut réussir ou échouer.

5. Il s'agit de collaborer en équipe - deux à quinze participants selon les lieux.

6. Le temps limité - une heure généralement -avive l'excitation des joueurs.

Réussir à s'évader, toute une… Histoire !

« Libérez Rouen ! », du 20 avril au 3 novembre, au donjon de Rouen. Réservation obligatoire sur donjonderouen.com

Réussir à s'évader, toute une… Histoire !

« L'héritage secret d'Antonietta »,« jeu d'(en)quête immersif », au château de Blois. Réservation obligatoire au 02 54 90 33 33.

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