Arménie - Azerbaïdjan : les Européens à la frontière, pourquoi faire ?

Par  Manon Chapelain

Publié le 03/04/2024 à 22h46
Mise à jour le 05/04/2024 à 12h18

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La mission délicate de l'Union européenne à la frontière
© Thomas Guichard / Le Pèlerin

Des observateurs civils de l'Union européenne (gilets bleus) et des militaires arméniens dans la région de Vayots Dzor, en mars 2024.

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

Afin de garantir sa sécurité face à la menace azerbaïdjanaise, le gouvernement arménien tend la main aux Européens. Malgré un soutien financier et la présence d'observateurs à la frontière, Bruxelles peine à peser.
La mission délicate de l'Union européenne à la frontière

Des soldats avachis, une cigarette à la bouche, attendent de prendre leur quart. Le bruit d'un moteur les fait sursauter. Deux Toyota d'un blanc presque virginal, un drapeau de l'Union européenne collé sur chaque portière, font crisser leurs pneus. Visite de routine. Les hommes en treillis saluent le convoi d'un geste de la main, puis retournent à leur torpeur. Depuis un an, à Khachik, ce village de 800 habitants situé à la frontière avec le Nakhchivan (Azerbaïdjan), l'armée arménienne n'est plus seule à patrouiller. Car l'Union européenne (UE) a envoyé des hommes, chasuble bleue et douze étoiles dorées sur le dos. Mais que peuvent-ils protéger sans char ni fusil? À la main, ils ne tiennent qu'un Talkie-Walkie et une pile de prospectus.

Lancée en février 2023 par la Commission européenne afin de "renforcer la stabilité dans les zones frontalières en Arménie", la Mission civile d'observation de l'UE en Arménie, une centaine d'observateurs répartis sur six bases à travers le pays, patrouille quotidiennement le long des frontières avec l'Azerbaïdjan. Un conflit gelé depuis trente ans s'y déroule, ponctué d'hostilités et de guerres. Celle de l'automne 2020 devait aboutir à la délimitation d'une frontière acceptée par les deux ex-républiques soviétiques. Quatre ans plus tard, les négociations n'ont pas abouti. Le 24 février dernier, le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a accusé Bakou de vouloir "une guerre totale". De fait, les 4x4 de l'UE sont toujours garés de manière à pouvoir déguerpir à la première alerte. Un homme botté de rangers saute de l'un d'eux. Peter Tuncan, un Slovaque, est le chef de l'équipe du jour. Il termine sa tournée en entrant dans la supérette de Khachik. "Rien n'a bougé cette semaine", assure le patron. Ici, tout le monde se rappelle les derniers affrontements de 2020. Des militaires azerbaïdjanais étaient descendus dans les champs, en contrebas du cimetière, pour saccager les terres et briser les vitres des tracteurs. Il y a quelques semaines, le maire a demandé aux observateurs d'y accompagner les fermiers. La zone est entourée de montagnes azerbaïdjanaises. Ici, comme ailleurs à la frontière, on se répète que la présence de l'Union européenne dissuade les tirs ennemis.

Que cela soit avéré ou non, "le nombre d'incidents a diminué, et aucun civil n'a été tué" depuis son lancement, assure le chef de la mission, l'Allemand Markus Ritter. Fin janvier, le ministre arménien des Affaires étrangères, Ararat Mirzoyan, a directement lié la stabilité de son pays à la présence de ces observateurs, saluant du même coup la nouvelle participation de l'Europe "dans les affaires sécuritaires de l'Arménie".

La mission délicate de l'Union européenne à la frontière
© Thomas Guichard / Le Pèlerin

Markus Ritter, ancien policier allemand, chef de la mission d'observation de l'UE en Arménie.

Devoir de neutralité

Le déploiement d'une mission sous pavillon européen dans un pays membre de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire chapeautée par Moscou, qui accueille par ailleurs des milliers de soldats russes, est sans précédent. Cette double présence, dans le contexte de la guerre menée par la Russie en Ukraine, paraît contre-nature. Sur le terrain, le contingent d'observateurs de l'UE refuse de parler politique. Mais début février, une unité russe les a empêchés d'entrer dans le village de Nerkin Hand, dans l'est du pays, où quatre soldats arméniens venaient d'être tués par des tirs azerbaïdjanais.

« Sur 1 900 patrouilles, il n'y a eu qu'un incident de ce genre, tient à nuancer Markus Ritter, à la tête de la mission. La plupart du temps, nous n'avons pas de contacts avec les soldats russes. Et lorsque nous devons passer par leurs check-points, nous sommes accompagnés de militaires arméniens. Ils négocient pour nous. » Selon des sources européennes, la mission demeure toutefois vigilante face aux cyberattaques qui viennent de Russie. Depuis son lancement, le Kremlin accuse Bruxelles de servir ses intérêts en imposant « sa médiation à l'Azerbaïdjan et à l'Arménie », tout en cherchant « la déstabilisation dans le Caucase du Sud ». Les experts y voient la crainte de Moscou de perdre son plus proche allié dans la région.

À Erevan, le gouvernement arménien multiplie les appels du pied en direction de l'Occident afin d'élargir le champ de sa politique étrangère. Les Arméniens reprochent à Moscou sa passivité, notamment lors de la perte de l'enclave séparatiste du Haut-Karabakh, récupérée de force par les armées de Bakou en septembre 2023. Reposer sur l'unique Russie pour sa sécurité ne suffit plus. Ararat Mirzoyan a même été jusqu'à parler d'une possible « adhésion à l'Union européenne », sans préciser ni les modalités ni le calendrier. Une excentricité aux yeux de la diplomatie russe.

Car il suffit d'un rapide sondage auprès des Arméniens hors de la capitale pour constater que l'Union européenne n'apparaît ici que comme un vague colosse. Sa présence se signale tout juste par quelques drapeaux étoilés plaqués à l'entrée de boutiques et projets financés par l'Europe. Depuis la signature, en 2017, d'un accord de partenariat global et renforcé, l'UE a versé plus de 346 millions d'euros à l'Arménie. Dernier financement en date, fin février : 5,5 millions d'euros pour soutenir les réfugiés du Haut-Karabakh, qui s'ajoutent aux 12,2 millions déjà annoncés.

La mission délicate de l'Union européenne à la frontière
© Thomas Guichard / Le Pèlerin

« Arménie, réveille-toi. Tu es forte. » Cette carte de l'Arménie inclut l'enclave du Haut-Karabakh, perdue en septembre 2023 après une attaque azerbaïdjanaise.

Contrer la présence russe

Agriculture, énergie, transports… : « Quel secteur n'a pas été investi par l'UE ? » souligne Richard Giragosian, directeur du Regional Studies Center, un centre de réflexion basé à Erevan. Réponse : la défense, qui n'est pas dans ses prérogatives. Or, s'il n'y a pas d'armée européenne, on trouve une armée russe, perçue comme puissante et bien implantée. « Cette histoire d'adhésion à l'UE est un bluff qui sert à donner au gouvernement arménien un nouveau poids, à contrebalancer une relation avec la Russie qui était jusqu'ici asymétrique », ajoute le chercheur.

Derrière une casemate tenue par des militaires russes, une immense photo de Vladimir Poutine accueille les habitants du village de Paruyr Sevak, à quelques encablures de la frontière azerbaïdjanaise. Un filet de camouflage et quelques plaques de tôle suffisent à rassurer Julia Barsamya, professeure de russe à la retraite. Dans les environs, des drones ennemis ont déjà survolé l'école. « Je dors mieux quand je sais que les Russes sont là. » Et la mission d'observation de l'Union européenne ? « Quelle mission ? » répond-elle, en ajustant ses lunettes de vue. Une photo des 4x4 blancs sous les yeux, elle ajoute : « Ah, eux ! Je ne sais pas qui ils sont, mais leurs voitures font du bruit. »

La mission délicate de l'Union européenne à la frontière
© Thomas Guichard / Le Pèlerin

À l'entrée du village de Paruyr Sevak (Arménie), un poster à la gloire de Vladimir Poutine accroché contre une microbase russe.

Aides financières internationales

346 M€ ont été versés à l'Arménie par l'Union européenne depuis 2017.

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