Naufrages de migrants dans la Manche : la ville de Wimereux face aux drames

Par  Rachel Notteau

Publié le 23/04/2024 à 11h20
Mise à jour le 23/04/2024 à 15h48

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Naufrages de migrants dans la Manche : la ville de Wimereux face aux drames
© Stéphane Dubromel pour Le Pèlerin

Les forces de l'ordre patrouillent régulièrement sur la plage pour tenter de décourager les tentatives d'embarquement.

Au moins cinq personnes sont mortes, dont une enfant de 4 ans, lors de tentatives de traversées de la Manche, à Wimereux, dans la nuit de lundi 22 à mardi 23 avril. La semaine dernière, Le Pèlerin s'est rendu dans la station balnéaire qui s'habitue à ces départs, aux conséquences parfois dramatiques.

Ils ne marquent même pas un léger arrêt à côté du gilet de sauvetage orange échoué sur la plage. Happé par le paysage de carte postale que dessine la mer bleu cobalt, le couple de touristes néerlandais dépasse cette trace de l'immigration sans y prêter la moindre attention. Interpellée, la femme répond, interloquée: "Je croyais que les migrants étaient à Calais?" Face à la pression policière qui s'intensifie et aux dispositifs de surveillance du port et du tunnel sous la Manche, de plus en plus de candidats à l'exil s'éloignent de la ville portuaire pour entamer la traversée risquée du détroit à bord d'un simple bateau pneumatique.

Avec 36 000 clandestins identifiés ayant tenté un départ en 2023, les voies de passage vers le Royaume-Uni essaiment sur tout le littoral de la Côte d'Opale. À une trentaine de kilomètres de Calais, la plage sauvage des dunes de la Slack, bordée par les stations balnéaires d'Ambleteuse et de Wimereux (Pas-de-Calais), constitue un nouveau point de départ vers l'Angleterre. Les gendarmes patrouillent régulièrement dans les dunes, où les migrants peuvent se cacher des heures avant d'embarquer vers l'Eldorado présumé, à 40 km à vol d'oiseau.

Des caméras installées le long du littoral tentent aussi de repérer les réseaux de passeurs. La nuit, les habitants de la côte entendent le bourdonnement de l'hélicoptère de Frontex, l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Des naufrages à répétition

Les premiers départs remontent à trois ans. Le maire d'Ambleteuse s'en souvient encore. C'était peu après le début de son mandat, en pleine saison estivale. "Pendant un mois, les forces de l'ordre m'appelaient toutes les nuits pour me signaler des naufrages", raconte Stéphane Pinto. Sur place, il découvre à chaque fois "la tristesse et la misère du monde": des Afghans, Irakiens, Syriens… trempés jusqu'aux os et reconduits vers Calais par les forces de l'ordre.

Seule consolation pour cet élu local, pouvoir offrir biscuits et couvertures aux rescapés, ou un court répit au chaud, à l'intérieur de la salle des fêtes. Stéphane Pinto se perd dans ses pensées lorsqu'il évoque le regard de cette petite fille le suppliant de la laisser prendre le large. "Je ne veux pas que tu te noies", lui a-t-il répondu. Depuis, ces alertes rythment son quo- tidien. "J'en viens même à espérer un temps de tempête", glisse sans emphase cet ancien marin.

Dans la région, on regarde désormais la météo sous ce prisme. "Vous n'en verrez pas cette semaine, ce n'est pas un ‘‘temps de migrants”", lance Frédéric, la voix étouffée par les vagues agitées, à peine visible malgré la lampe torche vissée sur son bonnet. Minuit approche et il fait nuit noire. Pour ce passionné de surfcasting (pêche à la ligne dans les vagues), la meilleure heure pour aller mouiller l'hameçon dans cette eau froide ; mais difficile d'imaginer un canot pneumatique surchargé prendre la mer. Pourtant, il fait souvent des rencontres. "Une fois, raconte-t-il, une maman a pris peur en voyant la mer houleuse. Le passeur lui a arraché son bébé en menaçant de le jeter à l'eau si elle ne montait pas! Les trafiquants font prendre des risques à ces pauvres gens!"

Naufrages de migrants dans la Manche : la ville de Wimereux face aux drames
© Stéphane Dubromel pour Le Pèlerin

Ambroise et ses filles Colombe et Clarisse croisent régulièrement des migrants dans leur village, parfois par centaines.

Des traversées à toute heure

Ce quinquagénaire n'est plus le seul à pouvoir témoigner de telles scènes. Les traversées s'effectuent de plus en plus en journée, sous les yeux des habitants. "Depuis la fenêtre de ma maison, j'ai déjà vu des migrants courir vers la mer en portant un bateau", raconte Colombe, 9 ans. Le week-end, elle les voit marcher en file indienne sur la route lorsqu'elle va à la boulangerie avec ses parents. Sur le chemin du retour, la famille distribue des baguettes.

Les deux mondes se croisent dans un semblant de banalité. "Ils passent sans déranger", constate une serveuse de Wimereux derrière son comptoir. Par grand ciel bleu, sans vent, on peut en dénombrer plusieurs centaines qui arpentent cette commune cossue de 7 000 habitants aux maisons colorées de style anglo-normand. Les gendarmes, installés sur le parking de la plage, n'interviennent qu'au moment de leur embarquement pour une traversée illégale.

À Ambleteuse, ces mêmes candidats au départ achètent des provisions à l'échoppe du coin où le couple de commerçants les fait entrer par petits groupes. Quelques voix s'inquiètent de cette présence. À l'instar d'un boulanger de Wimereux qui préfère taire son nom. Il a installé des chaînes à l'entrée de son commerce. "Lorsque je travaille au fournil, la nuit, ils me réclament des croissants. Je suis seul dans ma boutique, on ne sait jamais ce qui peut se passer", explique-t-il.

Plus loin, chez un éleveur de moules, le sujet alimente les conversations entre les salariés, bottés de caoutchouc jusqu'en haut des cuisses. "Depuis un an, ils sont top, commente l'un d'entre eux, appuyant son propos d'un geste du pouce. Avant, ils se montraient plus agressifs." Tous opinent du chef. "Mais pourquoi doit-on les garder s'ils ne veulent pas rester chez nous?" questionne un autre. D'autres villageois s'inquiètent des déchets laissés dans les dunes de la Slack, un site naturel protégé où l'on ne doit, en principe, pas s'aventurer.

Parfois, des corps sans vie

Si les candidats à l'exil font désormais partie du paysage pour la plupart des habitants, certains découvrent avec stupeur l'ampleur des va-et-vient. Lors d'un apéritif, les convives de Marie-Édith, venus de Lille (Nord), aperçoivent une cinquantaine de personnes en train de grimper dans un bateau pneumatique, non loin des baigneurs. "Oui, il s'agit d'une embarcation de migrants", répond-elle tout simplement à ses amis. "Mais pour nous la vie se poursuit. Nous avons continué à boire notre verre et à manger des cacahuètes…" raconte l'habitante, soudain troublée en racontant cette scène devenue banale.

Il y a quelques mois, alors qu'il faisait un footing sur la plage, Ambroise, lui, a croisé un corbillard venu ramasser un corps. Le 14 janvier, cinq migrants ont péri au large de Wimereux. Désormais, les passeurs opèrent été comme hiver. Le drame a secoué les habitants du coin ; quelques-uns ont, en réaction, décidé de s'organiser autour d'un collectif pour apporter des vivres et du réconfort en cas de naufrage. "On ne peut pas rester sans rien faire", confie Sylvie Marichal, l'une des cofondatrices de L'Escale.

Naufrages de migrants dans la Manche : la ville de Wimereux face aux drames
© Stéphane Dubromel pour Le Pèlerin

Stéphane, pour sa part, continue de profiter de cette mer qu'il aime tant. Cet ancien militaire reconverti dans la sécurité sort de l'eau en combinaison et lunettes de soleil teintées. "J'ai choisi ce sport pour la paix d'esprit, dans l'eau je me sens dans ma bulle", livre-t-il. Pourtant, il lui est déjà arrivé de tomber sur un esquif vide avec seulement des chaussures d'enfant à l'intérieur, au large de Berck, à une cinquantaine de kilomètres au sud. Tout près de la baie de Somme, là où de nouveaux départs d'embarcations s'organisent depuis peu.

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