Abdoulaye Kanté : « Servir la police, envers et contre tout »

Romain Mazenod

Par  Romain Mazenod

Publié le 20/03/2024 à 06h30
Mise à jour le 20/03/2024 à 07h30

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Abdoulayé Kanté : « Servir la police, envers et contre tout »
© Stéphane Lagoutte pour Le Pèlerin

Cet article est paru dans le magazine Le Pèlerin - Abonnez-vous

Malien, Abdoulaye Kanté est aussi Français et fier d'œuvrer dans la police nationale. Parfois victime du racisme dans ses rangs, il exprime, à l'occasion de la Journée mondiale contre ce fléau, ce 21 mars, sa confiance dans l'évolution des esprits.

Pourquoi avez-vous voulu devenir policier?

J'ai toujours souhaité servir mon pays, la France. Plus exactement l'un de mes deux pays puisque je possède aussi la nationalité malienne. C'était déjà le cas quand j'ai rejoint, à l'âge de 17 ans, la Marine nationale. Pourtant, ce n'était pas simple, j'y ai subi des brimades, des remarques racistes, parfois insidieuses. Humainement, j'y ai beaucoup appris, ça m'a endurci. Trois ans plus tard, je suis entré dans la police. En revêtant cet uniforme, on devient un peu un urgentiste de la société, on se rend utile aux autres.

Les démissions, les suicides… l'actualité rappelle régulièrement les difficultés de votre métier.

Exercer le métier de policier exige de l'abnégation, de l'investissement. Même si les agressions contre nous ne cessent d'augmenter, nous savons que la majorité de la population nous soutient. L'épisode des gilets jaunes en 2018 et 2019 nous a marqués. Des violences commises dépassaient le seuil du supportable, que ce soit du côté des manifestants ou de la police.

Les relations avec les jeunes dans les quartiers populaires, où vous avez grandi, sont tendues. La police est-elle toujours à la hauteur de sa mission de maintien de l'ordre ?

Il nous faut, autant que possible, rester calmes, fermes et courtois. Cependant, nos nerfs sont parfois mis à rude épreuve et nous peinons à définir le comportement idoine pour chaque situation. Prenons l'exemple du tutoiement. Je ne me vois pas vouvoyer un gamin de 13 ans qui a brûlé une poubelle. Au contraire, en le tutoyant sans familiarité et en lui parlant calmement, je peux instaurer une relation directe avec lui.

La fin de la police de proximité en 2003 constituait-elle une erreur ?

Je ne m'exprime que rarement sur les questions politiques, mais il faut bien reconnaître que cette décision nous a fait mal. J'ai servi quatre ans dans la police urbaine de proximité dans le XIe arrondissement de Paris. Nos sources d'information étaient le boucher du coin, le gardien d'immeuble. Ils connaissaient les jeunes commettant des bêtises et nous permettaient d'agir avec efficacité. Nous connaissions bien le terrain et pouvions interpeller plus facilement les délinquants. Cependant, le projet, très ambitieux, aurait nécessité davantage d'effectifs et donc de moyens. On ne reviendra pas en arrière mais je ne peux que regretter que cette expérience n'ait pas perduré.

Votre corps de métier a été marqué par l'attentat de Magnanville, dans les Yvelines, en 2016, quand un couple de policiers a été égorgé chez lui. La profession a-t-elle surmonté le traumatisme?

Ce drame nous a terriblement choqués et a constitué un tournant. Nous nous sommes dit: à qui le tour? N'importe qui peut donc être « détronché » comme on dit dans notre jargon, identifié et agressé dans un cadre privé? Tous les ans, lors de notre Journée nationale, le 9 juillet, nous rendons hommage aux policiers morts dans l'exercice de leurs fonctions.

Parler de ses vulnérabilités, dans la police, est-ce encore tabou?

C'est difficile. Quand vous reconnaissez que vous êtes fragile, vous devenez moins opérationnel, vous pouvez être mis à l'écart par votre hiérarchie. Nous sommes « les forces de l'ordre », nous nous devons d'être toujours au top, y compris au plan psychologique.

De ce point de vue, le suivi est-il suffisant?

Lors de l'attentat au Stade de France, le 13 novembre 2015, et de l'assaut à Saint-Denis, le 18 novembre, après l'attaque du Bataclan et des terrasses, j'ai été témoin de scènes horribles, des corps déchiquetés… Quand ces six jours de terreur ont pris fin, je suis simplement rentré à la maison, j'ai pris mes deux filles dans mes bras et je me suis installé devant un film de Disney. Cela a été ma thérapie. Dans les jours et semaines qui ont suivi, je n'ai vu aucun psychologue. À l'exception de services spécialisés comme la BRI ou le Raid (1) , il n'y a pas de suivi psychologique régulier obligatoire. Je pense qu'il serait bon d'y remédier.

Abdoulaye Kanté : « Servir la police, envers et contre tout »
© Stéphane Lagoutte pour Le Pèlerin

Dans votre livre Policier, enfant de la République, vous racontez le racisme qui existe chez certains policiers. Quel est votre souvenir le plus douloureux ?

D'abord, je tiens à dire qu'il ne s'agit pas d'un racisme quotidien, régulier. Mais je me souviens, un jour, être entré dans le bureau d'un collègue. Au mur est placardée une publicité « Y'a bon Banania » pour une marque de cacao. Elle représente un Noir avec des grosses lèvres et un chapeau colonial. Choqué, je me dirige vers elle pour l'enlever mais je me rends compte que c'est une plaque émaillée vissée au mur. L'intention est claire : même si vous voulez la faire disparaître, vous n'y arriverez pas.

Je signale l'incident à mon chef qui me répond : « Ce n'est pas contre toi, c'est pour faire parler les bâtards. » Je lui ai rétorqué que je trouvais cette initiative inacceptable et que s'il n'obligeait pas mon collègue à enlever immédiatement la plaque, je remonterais plus haut dans la hiérarchie pour signaler l'incident. Elle a été finalement retirée le lendemain, la personne a été sanctionnée et j'ai appris plus tard sa révocation pour d'autres agissements racistes.

Ces discriminations ont-elles déjà fait vaciller votre désir de servir au sein de la police ?

Non, jamais. Encore une fois, il ne s'agit pas d'un racisme systémique. Je suis simplement en colère quand j'entends un collègue qui porte l'uniforme le salir en traitant de tous les noms une personne issue de l'immigration. Pour moi, ceux qui tiennent de tels propos n'ont rien à faire dans la police et il faut dénoncer ces agissements. Je suis confiant car notre corps fait partie des plus contrôlés : il a été le premier de toutes les administrations à se doter d'un code de déontologie, à créer une instance disciplinaire avec l'IGPN (2) , à se rapprocher de la parité… Et puis, les esprits évoluent.

Vous subissez aussi du racisme de la part de la communauté africaine…

Sur les réseaux sociaux, quand je prends la parole, j'ai droit à des commentaires du type : « Ça y est, l'État a sorti son nègre de maison. » Certains, même parmi mes anciens amis, me traitent de « vendu », de « serpillière » ou bien encore de « Bounty », autrement dit noir à l'extérieur, blanc à l'intérieur. Des gens autrefois proches se sont éloignés du simple fait de mon entrée dans la police. D'ailleurs, il m'est arrivé d'interpeller des anciens amis délinquants avec lesquels j'avais grandi, dans le Val-d'Oise. Lors de gardes à vue, nous partagions des anecdotes, des souvenirs d'enfance communs. Quand j'y pense, ça me fait bizarre. Je me dis que nous nous trouvions sur des chemins parallèles qui ont bifurqué à un moment…

Pour résumer, le racisme existe chez les Blancs et aussi chez les Noirs. Celui d'une partie de la communauté africaine s'avère encore plus blessant pour moi. D'un côté, je suis un étranger qui profite des avantages de la France et qui doit rentrer dans son pays, de l'autre je suis un traître, alors même que je suis chez moi ! Au sein de la police française que je suis si fier de servir, je puise ma force dans mon africanité.

C'est-à-dire ?

La résilience. Mais aussi l'éducation, la culture de la famille, le respect des anciens. Je n'ai jamais oublié ce que me disait mon grand-père : « Un jeune court vite mais un ancien connaît la route. » Dans les valeurs qui me sont chères, il y a aussi la bienveillance, le respect. Vous pouvez ne pas être d'accord avec la personne qui se trouve en face de vous mais surtout, respectez-la ! Et puis, il y a la foi.

Vous êtes croyant ?

C'est très intime mais oui, je suis musulman. Tous les soirs, quand mes filles vont se coucher, je lis un verset du Coran, je récite des bénédictions pour apaiser leurs nuits et leur donner la force d'affronter la vie. Juste avant l'assaut contre les terroristes du Bataclan, à Saint-Denis, le 18 novembre 2015, j'ai dit une bénédiction pour qu'on aille au bout de notre objectif. Bon, pour être franc, je suis aussi un laïcard. Après le travail, j'aime bien aller boire des verres avec mes collègues et rire ensemble des stéréotypes véhiculés par les religions. Il faut savoir ne pas se prendre au sérieux.

(1) Brigade de recherche et d'intervention. Le Raid est une unité d'intervention spécialisée qui contribue à la lutte contre toutes les formes de criminalité.
(2) Inspection générale de la police nationale.

En coulisses avec Abdoulaye Kanté

« Servir la police, envers et contre tout »
© Stéphane Lagoutte pour Le Pèlerin

Abdoulaye nous accueille dans l'immeuble le Capitole de Nanterre (Hauts-de-Seine). Le photographe Stéphane Lagoutte et moi découvrons cet édifice surplombé d'une verrière centrale laissant percer de larges rais de lumière, même en cette grise journée. Le policier est heureux de parler de son métier, sévère sur le racisme au sein de l'institution, fier de servir la France. S'il maîtrise les codes de la communication, il parle aussi avec son cœur. Avec une simplicité désarmante.

L'actualité d'Abdoulaye Kanté

Sortie de Policier, enfant de la République, 198 p. ; 17 €.

La biographie d'Abdoulaye Kanté

  • 3 septembre 1978. Naissance à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).
  • 1980. Installation à Bamako (Mali).
  • 1993. Retour en France, à Éragny (Val-d'Oise) où il est élevé par sa tante.
  • 1999. Gardien de la paix, à Paris.
  • 2009. Brigade des « stups ».
  • 2011. Entrée à la sous-direction de la police judiciaire, SDPJ 93.
  • 13 novembre 2015. Intervention au Stade de France lors des attentats de Saint-Denis et de Paris.
  • 2018. Entrée à la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS).

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